domingo, 3 de abril de 2011

Martin Buber: De la Philosophie de la Réalisation au Dialogique

Newton Aquiles von Zuben

1. Le seuil du dialogue
Un exemple éclairant du développement progressif de la pensée deBuber concernant le dialogique à partir de ses premières recherches sur le mysticisme jusqu'à l'épanouissement du JE ET TU nous est livre par les diverses interprétations données par Buber du sentiment d'unité. En 1900, dans son essai sur Jacob Bõhm, le sentiment d'unité illustrait l'idée de l'homme comme un petit cosmos qui contient tout. Dês ses premières recherches sur le mysticisme, Buber considérait l'unité mystique de toutes choses cornme existente déjà; il ne s'agissait que de la découvrir. C ' est EXTASE ET CONFESSION (l909) qui nous dévoile l'unité dans l'extase du Je et du monde. La période existentialiste -si l'on peut attribuer ce terme à la pensée de Buber exprimée dans DANIEL ou dans la phase de la philosophie de la réalisation - rejette cette idée. L'unité, au contraire, doit être réalisée et créée dans le monde et non simplement trouvée. Et finalement dans JE ET TU, l'unité est dépassée pour devenir relation dialogique. Je-Tu est un événement qui a lieu entre deux êtres qui demeurent uniques dans leur être même; la relation ne peut jamais devenir unité.
Dans les idées développées dans DANIEL, nous trouvons une structure réflexive semblable à celle de JE ET TU. La distinction entre l'homme de réalisation et l'homme d'orientation nous fait penser à la distinction plus nette et plus mûre de JE-TU et Je-Cela. Si DANIEL anticipe en quelque sorte la philosophie du dialogique, il le fait seulement dans son caractère cognitif et non pas -- encore -- dans son caractère communicatif et existentiel.
L'essai MIT EINEM MONISTEN, publié en 1914, qui est de la période transitoire entre DANIEL et JE ET TU peut nous éclairer. Nous rencontrons de nouveau ici l'homme de réalisation de DANIEL, l'homrne qui voit la réalité non pas comme une condition fixe, mais comme une grandeur qui peut être rehaussée, ou aussi l'homme qui ne veut plus déplacer le monde des sens mais désire plutôt l'intensifier. Il est celui qui établit l'unité dans le monde en dehors de l'unité expérimentée, car l'unité n'est pas une propriété du monde mais sa tâche. Former l'unité hors du monde est notre tâche de chaque instant. (I)
Toutefois les deux aspects de la vie, celui de l'orientation et celui de la réalisation ne s'appliquent plus purement à l'homme même et ne sont plus un moyen de connaître. Ils s'appliquent désormais à ce qui se trouve en face de l'homme et à la relation avec ce qui le rencontre. "Chaque chose, chaque être a une double nature: une nature passive, celle qui peut être absorbée, usée, disséquée , cornparée combinée, rationnalisée, et l'autre, active, celle qui ne peut pas être absorbée, usée, disséquée, comparée, combinée, rationnalisée."(2) Celui qui experimente vraiment une chose de telle telle manière qu'elle s'élance pour le rencontrer et l'envelopper, a connu le monde dans cette-chose-là." (3) Le contact entre l'exprimable et le pouvoir d'expérimenter de nos sens est plus quune simple vibration de l' ether et une réaction du système nerveux; il s'agit là de l'esprit incarné. La réalité du monde expérimenté est d'autant plus puissante que nous l ' expérimentons et réalisons plus intensément. Le monde ne peut être connu autrement qu'atravers les choses et qu'avec le "sens-esprit" (Sinnengeist) actif de l'homme qui aime. (4). L'homme qui aime est celui qui rehausse chaque chose sans relation à autre chose. A ce moment précis rien d'autre existe que cette chose qui est la seule aimée dans le monde et coincidant même avec le monde .Là oú le rationaliste puise les qualités générales de la chose et les place en catégories, l'homme qui aime voit dans la chose ce qui est unique, elle-même dans son être. L'homme qui aime confirme, dans la chose aimée dont il réalise l'être propre, le contenu mystérieux du tout. (5 ) Ce quón peut extraire ou ce qui dans une chose peut être combiné se rapporte toujours à la dimension passive de la chose. Ce qui est actif dans les choses, leur rélité effective, n'est connu que de l'homme qui aime, qui les connait. L'art véritable, c'est l'art qui aime; la science véritable c'est la science qui aime; la vraie philosopjie est la philosophie qui aime. (6) Celui qui poursuit une telle philosophie voit révélé devant lui un sens secret lorsqu'il expérimente une chose du monde. Ce sens ne se présente pas comme quelque chose Qui lui révèle as propre signification.
"L'homme qui aime" de MIT EINEM MONISTEN est semblable à l'homme de rélisation de Daniel. Mais ici la double nature de la vie ne s'applique pas seulement à l'homme mais est en quelque sorte inhérente aux choses mêmes. L'accent est mis désormais, non plus sur l'unité des choses ni même sur l'unité à réaliser dont parlait DANIEL, mais bien sur la rencontre entre l'homme et ce qui est devant lui; une rencontre qui ne sera jamais une unité. C'est parce qu'il s'agit d'une rencontre et non d'une unité et parce que cette rencontre a lieu, non entre l'homme et des objets passifs mais entre l'homme et ce qui est actif dans les objets, que l'homme se trouve limité dans son habilité à former -- donner une forme -- le monde et par là même à surmonter le mal même dans le monde .L'homme rencontre néanmoins une aide précieuse car le caractère actif des choses répond à l'expérience d'amour que l'homme en a, de telle sorte que cette force du monde rejoint sa propre force afin de réaliser vraiment son action.
Dans ce même essai Buber affirme qu'il n'est pas mystique; cette affirmation est renforcée par l'importance qu'il accorde à la vie sensible dans plusieurs autres essais comme DER ALTAR, BRUDER LEIB, DER DÄMON IN TRAUM et AN DAS GLEICHZEITIGE. Buber a affirmé plus tard qu'une expérience personnelle a exercé une influence décisive dans cette conversion du mysticisme à la vie concrète de chaque jour. Une fois, après une matinée d'enthousiasrne religieux, Buber a reçu Ia visite dlun jeune homme. Celui-ci fut accueilli cordialement et ne fut pas traité plus négligemment que les autres jeunes gens de son âge qui venaient le visiter. Buber omit seulement de deviner les question que le jeune homme ne posait pas. Plus tard Buber apprit que le jeune homme était venu le voir pour prendre une décislon; comme il mourut peu de temps après -- durant l'automne de 1914 -- on pourrait imaginer que dans la décision il était question de vie ou de mort. "Depuis, j'ai renoncé à cette 'chose religieuse' qui n'est qu'exception, isolement, désistement, extase, à moins que ce ne soit elle qui ait renoncé à moi. Je ne possède plus rien que la vie quotidienne, dont on ne me détache jamais. Le mystère ne s'ouvre plus, il s'est dérobé, à moins qu' il n'ait pris demeure ici même, oú tout va comme il va. Je ne connais plus d'autre plenitude que la plenitude d'exigence et de responsabilité que m'offre chaque heure de vie mortelle. Bien loin d'être à sa mesure, je n'en sais pas moins que la parole m'est adressée dans l'exigence et que je puis répondre dans Ia responsabilité, et je sais qui parle et réclame une réponse." (7)
On pourrait dire que MIT EINEM MONISTEN forme la transition entre DANIEL et JE ET TU en deux aspects principaux: Dans JE ET TU Buber parle de la double nature des choses non seulement comme qualité de connaissance mais d'être. Et deuxièmement, tant dans JE ET TU comrne dans MIT EINEM MONISTEN l'accent est mis non sur l 'unité des choses ni sur l'unité réalisée de DANIEL, mais sur la rencontre entre l'homme et ce qui est devant lui; cette rencontre n'est pas une unité, elle est une relation qui ne deviendra jamais une identité. Ceci représente la base de cet existential, la singularité, qui se trouve au centre de la relation Je-Tu et constitue la clef pour la conception bubérienne de la relation avec la nature dans laquelle les êtres existants devant nous viennent nous rencontrer comme nous-mêmes nous les rencontrons. Nous ne pouvons pas objectiver ou isoler cette rencontre, nous la connaissons dans la relation, dans la présence entre notre Je humain et l'être non-humaín qui devient réellement un Tu. Cette rencontre, cet impact révèle la seule véritable singularité, celle qui résulte de la relation avec une chose en elle-même, dans son être même, et non pas en la considérant en comparaison avec d'autres choses ou en la soumettant à un ordre de catégories.
En 1916 Buber esquissait déjà son JE ET TU mais il n'a atteint la "première clarté décisive" qu'en 1919. `A la lumière de ses nouvelles compréhensions Buber entreprend l'explication des parties de ses premiers écrits qui lui semblaient inexactes ou qui prêtaient à des interprétations erronées. La réalité religieuse n'est pas ce qui sépanouit à l''intérieur de l'homme comme on l'imagine, mais elle est ce qui a lieu essentiellement entre Dieu et l'homme dans la profondeur limpide de la relation dialogique. Affírmer que Dieu est transcendant ou immanent et que cela dépend non de Dieu mais de l'homme est inexact. Cela dépend de la relation entre Dieu et l'homme, relation qui, lorsqu'elle est actuelle, est réciproque. D'autre part, le concept de réalisation de Dieu n'est pas impropre ou inexacte en lui-même, dit Buber, mais il est appliqué improprement quand on parle d'établir Dieu à partir d'une vérité en une réalité. Cela pourrait conduire à la conception erronée d'un Dieu considéré comme une idée qui ne peut devenir réalité qu'à travers l'homme, ou , en outre , d'un Dieu qui n'est pas mais devient dans l'homme et dans l'humanité. Cette opinion est erronée non parce qu'il n'y a pas un devenir divin dans l'immanence mais parce que ce n'est qu'à travers la certitude primordiale de l'être divin que nous pouvons entrer en contact avec le sens mystérieux du devenír de Dieu. Ce devenir est en quelque sorte une division dans l'être de Dieu lorsqu'Il crée et participe à la destinée de la liberte de la création. Dorénavant, aux yeux de Buber, ce qui est essentiel ne sera plus la réalisation de Dieu mais la rencontre entre Díeu et l'homme, la théophanie qui illumine la vie et l'histoire humaines, résultat de cette rencontre. Dieu veut mûrir dans les hommes, dit Buber. Ce n'est pas cependant Dieu qui mûrit ou change, mais la profondeur de la rencontre entre le monde, l'homme et Dieu, et les moyens par lesquels l'homme exprime cette rencontre et la rend pleine de sens pour sa vie concrète de chaque jour. Si Dieu était entièrement un processus, l'homrne ne saurait pas où ce processus aboutirait et il n'y aurait pas de fondement pour la croyance de Buber en ceci que Ia contradiction de la vie peut être rachetée à travers la vie de l'homme dans le monde. Dieu devient pour Buber le Toi éternel, la Personne Absolue plus proche de moi que mon propre Je, le Toi que nous pouvons rencontrer à l'extérieur de nous même et que nous ne pouvons jamais connaître comme impersonnel.
La posítion prise par Buber dans sa philosophie du JE ET TU n'est pas irréconciliable avec la métaphysique de la Cabale et du Hassidisme, mais seulement avec sa première interprétation de ces métaphysiques. Buber dans une oeuvre de maturité, dit que le pouvoir qu'a l'homme de reunir Dieu à Sa Shekinah sa vérité dans l'intériorité de la vie de chaque jour dans l'intériorité du hic et nunc; cela ne signifie pas pourtant qu'il y ait une division en Dieu, et qu'une unification ait lieu en Dieu ou encore qu'il y existe une diminution quelconque dans l'entièreté de la transcendance.

2. L'influence de Feuerbach sur la conception bubeirenne de dialogique.
La principale influente sur la pensée bubérienne à côté du Hassidimrne qui a influencé l'ensemble de sa pensée et de sa recherche tant dans le domaine mystique qu'au plan des réflexions philosophiques nous rencontrerons: Kierkegaard et Nietzsche dont les influences se sont reconnues dès DANIEL jusqulà la philosophie du dialogue, et surtout Feuerbach qui a joué un rôle décisif dans le développement de la pensée anthropologique de Buber, surtout par la découverte du Toi.
L'objet central des recherches de Feuerbach de as réeflexion fut la philosophie de la religion. Il nous a laissé l'essentiel de sa pensée dans son ouvrage L'ESSENCE DU CHRISTIANISME, quoiqu'apparemment son oeuvre toute entière semble obéir à un mouvement pendulaire entre la critique philosophíque et la critique religieuse. Il souscrit d'abord à la philosophie de Hegel car cette réflexion "lui sembla réaliser par sa conception audacieuse du concret uníversel le rêve de la totalité humaine et résoudre le conflit entre la philosophie et la foi religieuse en unissant dialectiquement liberté personnelle et existence universelle" (8), il l'abandonne par la suite et en entreprend une critique. Pour Feuerbach, la philosophie de Hegel fût,en fait, infidèle à elle même dansa la mesure où s" est dressée eontre l'existence humaine véritable.
Feuerbach essaie d'opérer le dépassement à la fois du sensationisme et de l'déalisme. Les sensationistes étaient trop préoccupés du monde au mépris de l'homme qui est finalement la principale réalité sensible. L'idéalisme envisageait lhomme, certes, mais exclusivement dans son pouvoir réflexif, dans sa pensée, comme un être isolé dans sa tour dlivoire négligeant ainsi les réalités sensibles.
Afin de bien saisir la lutte engagée par Feuerbach contre Hegel et le sens de sa tentative d'opérer une réduction anthropologique, il semble opportun d'examiner rapidement d'abord la question de savoir par où commence la philosophie. Kant se réclamant de Hume, a postule, par opposition au rationalisme, comme affirmation première de l'homme philosophant, la connaissance. Il s'est interrogé sur les conditions de possibilité de la connaissance et arriva ainsi à la question anthropologique: cet être qui connaît, qu'est-il finalement? Hegel, affirme très fermement et três nettement, déjà au début de L'ENCYCLOPEDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, la non possibilité pour la philosophie de commencer par un objet immédiat car celui -ci est inconciliable avec la nature de la pensée philosophique. En d'autres mots, la situation de l'homme philosophant ne peut pas être au commencement de la philosophie, comme chez Descartes et Kant. La philosophie doit l'anticiper. "L'être pur est au commencement": c'est à partír de ce fondement que Hegel établira le développement de la Raison universelle -et non de la connaissance- comme objet de la philosophie.
Sur cette question Feuerbach engage la lutte tenace en vue de la réduction anthropologique, comme tâche de la Nouvelle Philosophie, qui allait essayer de se tourner vers l'homme tout entier comme "être chair et sang", avec tout ce qu'il porte- en lui, avec ses sentiments et ses capacites. Les GRUNDSAETZE DER PHILOSOPHIE DER ZUKUNFT (l843) serait la charte de la Nouvelle Philosophie. II critique l'affirmation de Hegel selon laquelle la logique, étant elle-rnême commencernent de la philosophie, doit commencer par l'être. "Com-mencer, comme elle le fait, par l'être, n'est qu'un pur formalisme, car l'être n'est pas le vrai commencement, le vrai terme premier; on pourrait aussi bien commencer par l'idée absolue, puisqu'avant qu'il n'écrive la logique, c'est à dire avant qu'il ne donne à ses idées logiques uner forme de communication scientifíque, l'idée absolue était déjà pour Hegel une certitude, une vérité immédiate. (9) En outre la Raison universelle n'est qu'un autre nom pour la notion de Dieu. Hegel n'a fait que transposer "l'Etre humain de l'Etre concret dans un Etre abstrait. (10) "La philosophie de Hegel a fait de la pensée, de l'être subjectif, mais pensé sans le sujet, et donc représenté comme un être distinct de lui, l'être divin et absolu." (11) Quand on dit être, on comprend l'être-là, 1'être-pour-soi, existence, l'effectivité, l'objectivité. Tout ceci n'est qu'une seule et même chose vue sous différents points de vue. Hegel, d'après Feuerbach n'est pas sorti de la contradiction entre Pensée et Etre. Aussi bien l'Etre que nous donne la Logique que celui présenté par la "Phénoménologie de l'Esprit" sont en contradiction directe avec l'Etre réel. Pour Feuerbach la question de l'être est une question pratique "une question à laquelle notre être est intéressé, une question de vie et de rnort." (12 ) . La Nouvelle Philosophie n'aura pas pour principe l'Esprit absolu, abstrait ni a Raison in abstracto, mais le vrai être, l'être entier de l'homme. Alors le commencement de la philosophie ne sera pas, comme pour Kant, la connaissance mais l'homme tout entier. "La philosophie nouvelle fait de l'homme joint à la nature (comme base de l'homme) l'objet unique, universel et suprême de la philosophie, et donc de l'anthropologie jointe à la physiologie, la science universelle."(13). Feuerbach accomplit de la sorte la réduction anthropologique, c'est à dire la réducitonde l'Etre à l'existence humaine.
Un point capital pour la méditation sur l'homme est la vision de Feuerbach exprimée dans les PRINCIPES. En effet, dans ce quil considère comme étant l'objet le plus haut de la philosophie, l'homme, Feuerbach ne considère pas l'homme en tant qu'individu séparé ; il voit essentiellement l'homme avec l'homme, un rapport entre Je et Tu. Il y arrive en nous expliquant la notion d'objet. Nous aurons, dit-il, un objet, un objet réel seulement quand il y a un autre être agissant sur nous, ou, en d'autres mots, si notre spontanéité, notre autoactivité rencontre une résistance, sa limite dans l'activité d'un autre être. (14) "Originellement le concept d'objet (Object) n'est rien d'autre que le concept d'un autre moi (...) aussi le concept de l'objet (Object) en général est médiatisé par le concept du moi objectif qu'est le toi. " (l5) De la notion d'objet il passe à l'affirmation catégorique du principe de la philosophie: l'homme avec l'homme; c'est la communauté qui est l'essence de l'homme. "L'homme pour soi ne possède en lui l'essence de l'homme ni au titre d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté, dans l'unité de l'homme avec l'homme, unité qui ne repose que sur la réalité de la distinction du moi et du toi. " (16)
Feuerbach nla point développé cette thèse dans ses écrits. Elle reste néanmoins une des principales contributions de Feuerbach à la pensée contemporaine, à savoir, ce sens inhabituel qu'il a donné à la notion de "Mitwelt" comme étant un TU. Par là il a conduit le Je de la corrélation Sujet-Objet vers une dimension plus profonde de la relation Je-Tu. (17) "La vraie dialectique, dit-il, n'est pas un monologue intérieur du penseur solitaire, elle est un dialogue entre moi et toi. "(18) Feuerbach tout en refusant de commencer par un Sujet qui se suffit à lui-même, confronté par un monde fait d'Objets, affirme en outre la nécessité d'une expérience de Tu afin d'être conscient de soi comrne Je. Comme une nécessité épistémologique la conscience des "Tu" est enveloppée ou impliquée dans la certitude d'un monde extérieur qui est là non seulement pour moi mais aussi pour les autres. Même l'amour sensuel porte témoignage à l'altérité réelle et objective du Tu. Je ne peux pas aimer ce qui n'est pas réellement autre que moi-même et finalement un autre soi. L'amour, critère de réalité et de vérité! C'est un témoignage étonnant de la part d'un positiviste et matérialiste. Et c'est cela qui a impressionné Buber. Marx pour as part ne prendra pas en considération dans sa conception de la société cette réalité du rapport entre un moi et un toi. Il prône, par ailleurs, en vue de dépasser l'individualisme étranger à la réalité, un collectivisme qui l'est tout autant, car si l'individualisme ne saisit qu'une partie de l'homme, le collectivisme pour sa part ne voit l'homme qu'en tant que partie.
La thèse de Feuerbach qui concerne le dépassement de cet individualisme et traduit la découverte du Toi "a été un événement dont les conséquences sont aussi graves que celles de la découverte du Moi par l'idéalime" à telle enseigne qu'on a pu l'appeler l'acte copernicien de la pensée moderne. (19) Par les PRINCIPES Feuerbach atteint le couronnement de son effort philosophique et établit la charte de son humanisme. Quoique certains commentateurs ne veuillent y voir qu'une sorte de prolongement de la critique de la philosophie de Hegel amorcée dès 1839, il est plausible d'y voir un début d'une expérience philosophique entièrement nouvelle. (20)
On a essayé un rapprochernent entre Feuerbach et F. von Baader dans leur opposition à Hegel. F. von Baader oppose au Moi idéaliste hégélien, le rapport entre Je et Tu. II y a cependant une distinction capitale à faire: von Baader accorde, certes, une importance capitale au rapport avec l'autre, mais, dans ses recherches théologiques, il le fonde sur le rapport préalable avec le Toi divin c'est à dire que le Je et le Tu ne s'unissent qu'au sein de la Transcendance. Tandis que chez Feuerbach, "Je et Tu se conditíonnent réciproquement en dehors de toute puissance unificatrice, ou tout au moins avant que ne s'établisse cette puissance unificatrice. L'existence ne procède pas chez lui de l'idée, tout au plus, pourrait-elle y conduire." (21)
Quel est le sens et la portée de la présence de Feuerbach dans les réflexions de Buber, présence qui auraient joué un role dans l'essor des conceptions buberiennes sur la dialectique? Doit-on parler de cette présence comme étant vraiment une influence? Lorsqu'on parle d'influence on entend généralement une action subie par quelqulun, action qui s 'exerce d'une façon continuelle et continue. S'agit-il vraiment dlune influence dans le cas de Feuerbaeh? II est curieux de constater que Buber a été plutôt impressionné par la pensée de Feuerbach. Dans sa jeunesse, lorsqu'il a pris connaissance de Feuerbach, Buber vivait dans un clima fortement imprégné de mysticisme, de spiritualité. Surtout dans son monde intérieur, Buber était plongé dans la mystique juive ,et dans le hassidisme plus particulièrement. Le spiritualisme en était la racine et il servait de fondement à ses convictions et ses réflexions naissantes. D'un autre côté Buber avait déjà en son esprit la notion -pourrait-on dire l'intuition, dans la mesure oú on considère un acquis de notre réflexion comme étant quelque chose d'original, une découverte, rnême si quelqu'un d'autre a affirmé la même chose auparavant, pourvu que cet acquis se présente comme un vrai résultat de notre propre effort réflexif du rapport interpersonnel. Il a appris l'histoire du peuple juif. La Bible constitue le témoignage suprême d'un dialogue personnel entre Dieu et le peuple choisi qui reçoit la Parole de ce Dieu. Les conceptions dialogiques de Buber n'avaient certes pas atteint ce niveau de maturité qu'on trouvera dans JE ET TU, mais les racines de la charte de son ontologie dialogique étaient pourtant presentes. Alors comme ''jamais auparavant, une antthrpologie philosophique n'avait été exigée avec une pareille insistance" l'effort accompli par Feuerbach en vue de ramener l'Etre abstrait à l'existence humaine et d'établir comrne fondement primordial de la nouvelle philosophie non La Raison in abstracto mais bien l'être de l'homme tout entier, ainsi que sa découverte de la nécessité du Toi, du problème de l'autre (jusqu'alors curieusement reste dans l'oubli, l'autre dans son être-même), ont fortement impressíonné Buber. Cette influence fût sentie surtout par le fait que cette valorisation des rapports entre Je et Tu a été amorcée, si non accomplie, par un esprit dont les convictions restaient matérialistes, sensualistes en dépit de l'effort pour les dépasser.
La pensée de Feuerbach, ses conceptions exposées surtout dans les PRINCIFES DE LA PHILOSOPHIE DE L'AVENIR ont plutôtt joué le rôle d'irnpulsion décisive, de confirmation -- on serait tente de dire une impulsion d'ordre psychologique -- sur les convictions qui habitaient déjà l'esprit de Buber et qui par un mûrissement continuel ont atteint le niveau définitif dans son oeuvre capitale JE ET TU.

Conclusion
Faisoins le point, après ces brèves considérations qui n'ont eu que le souci de faire apparattre le cadre où jaillit la réflexion philosophique de Buber, le climat où cette réflexion a pu prendre ses racines pour pouvoir s'épanouir. L'intention de ce travail est de situer à la génèse de la pensée de Buber, des pensées dont línfluence ont été décisives pour la construction de la charpente qui serait l'âxe central de sa propre pensée
Il est raisonable admettre que toute philosophie se construit en relation avec celles qui l'ont précedée. Il est quelque peu délicat d'englober sous un même terme d'influence toutes les presences avec lesquelles la pensée de Buber a communié. Il convient,en effet, faire des distinctions. Sans doute le Hassidisme occupe lieu central dans la pensée de Buber. Il est comme la source qui ait revivre constamment la pensée, et dans laquelle s'alimente l'esprit philosophique. On peut dire que Nietzsche et Feuerbach ont été d'importantes influences sur la pensée de Buber; sans méconnaitre évidemment Kierkegaard. Le Hassidisme l'apport le plus important dans la pensée de Buber, a été l'objet d'une autre étude. Les religions monistes ont joué un role important dans la première période du développement de la pensée bubérienne - entre 1900 et 1910.
Nietzsche et Feuerbach ont, a mon avis, influencé Buber dúne autre manière que le Hassidisme. Les réflexíons de ces penseurs ainsi que celles de Kierkegaard lui ont inspirée une certaíne dimension de l'hulnain. Buber ménageait tous ses efforts en vue de résoudre la crise provoquée par la scission entre Dieu et l'homme; et pour y arriver il dirigeait ses préoccupations vers toutes les solutions possibles; son esprit restait ouvert à la lumière de la liberté, n'importe d'où provenaient ses rayons. II se proposait de considérer les divers élémentes du problème en vue de les ramener à l'unité et pouvoir accéder à la pleine réalisation du principe qu'il a entrevu dans la mystique hassidique qui, selon Buber, avait apporté une réponse à la crise.
Notre propos a été de considérer la brève étape dans le dévelopment de la pensée buberienne, la période denominée comme étant celle da la philosophie de la réalisation, présente dans l'ouvrage DANIEL(1913) qui précède le moment du dialogique avec JE et TU publié en 1923. Dans JE ET TU la "relation" sera présentée comme le pilier principal de l'édifice bubérien.

Références bibliographiques
1. Cfr.M.Buber - Mit einem Monisten. Em HINWEISE p.43.
2. idem.p.39
3. idem.p.39
4. idem.p4l
5. M.Buber - Mit einem Monisten .em HINWEISE pp..41-42
6. idem.p.42
7. M.Buber - Dialogue. Em La vie en dialogue.p.119
8. H.Arvon- Ludwig Feuerbach ou la Transformation du Sacré. P.45
9. L.Feuerbach - Critique de la Philosophie de Hegel. dans MANIFESTES PHILOSOPHIQUES p.34 traduction L.Althusser.
10. M.Buber - Le problème de l'homme p.44
11. L. Feuerbach - Principes de la philosophie de l'Avenir. Dans Manifestes #23 .
12. L.Feuerbach - Principes ... #28, op.cit.
13. Die neue Philosophie macht den Menschen mit Einschluss der Natur ,als der Basis des Menschen, zum alleinigen, universelen und hoechsten Gegenstand der Philosphie -- die Anthropologie also, mit Einschluss der Physiologie, zur Universalwissenschaft."#54 Feuerbach - PRINCIPES. op. Cit.
14. Cfr. Ibidem. # 32.
15. L.Feuerbach - PRINCIPES ...# 32
16. idem. # 59
17. Cfr. M.G. Lange - VORBEMERKUNGEN FUER GRUNDSAETZE - in: KLEINE PHILOSOPHISCHE SCHRIFTEN. p. 83
18. L.FEUERBACH - PRINCIPES. # 62
19. K.HEIM - ONTOLOGIE UND THEOLOGIE . Zeitschrift fuer Theologie und Kirche. p. 45 Neue Folge XI 1930 p.333 cité par M.Buber - Le problème de l'homme. p. 45
20. Cfr. H.Arvon - L. Feuerbach ou la Transformation du Sacré. p.86
21. ibidem. P. 88.





Newton Aquiles von Zuben
Doutor em Filosofia - Université Catholique de Louvain
Faculdade de Filosofia PUC- Campinas

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